L’actuel vocabulaire politique charge les « monopoles » des insondables nuisances attribuées aux « deux cents familles » sous le Front populaire. Multiformes, envahissants, ceux-ci incarnent comme celle-là des forces mystérieuses, invisibles mais insaisissables. Entre les deux groupes, l’éternelle bourgeoisie quotidiennement vilipendée depuis cent trente ans par Marx et ses successeurs assure, dans l’esprit public, une liaison à la fois clandestine et permanente. Mais si retorse qu’elle soit, une classe sociale défend-elle ses intérêts avec la précision, l’opiniâtreté qu’un individu, un parti, mettent au soutien des leurs ? La dispersion, les inévitables conflits individuels, n’entravent-ils pas, nécessairement, les réflexes collectifs ?
À ces questions élémentaires, l’œuvre massive commencée par Emmanuel Beau de Loménie en 1943, conclue trente et un ans plus tard, peu avant son décès, répond par cinq volumes sans doute inégaux, souvent perspicaces, remarquablement bien documentés.
Ce travail colossal, par son étendue, ses richesses, expose minutieusement par quels procédés très simples une caste étroite s’empara de l’État en 1789, et ne l’a plus lâché depuis lors. Cette opération lestement conduite ne réclama jamais des effectifs considérables. Comme les Montmorency, les Luynes, les Rohan, les La Rochefoucauld entourèrent le trône sous l’Ancien Régime, sans mêler les hobereaux besogneux aux intrigues ni aux profits de la Cour pendant plusieurs siècles. Les notables roturiers promus par la Révolution de 1789 s’approprièrent pareillement les bénéfices du pouvoir, sans rien en partager avec les classes moyennes qu’ils représentaient. Quelques hommes entreprenants, placés aux bons endroits, de pères en fils, assurèrent le succès de l’opération.
Par un tour de passe-passe dont l’ampleur montre très tôt l’insatiable voracité des nouvelles forces montantes, la figuration du peuple incomba, dans l’ensemble, à des propriétaires très différents de lui, dès l’ouverture des états généraux. Au cours des semaines précédentes, tous les Français avaient cependant voté dans leurs ordres, sans distinction de rang ni de fortune. Mais l’éducation commune donna aux avocats, aux commerçants, les moyens d’accaparer presque tous les mandats. Parmi eux, un certain Claude Périer, fabricant de toile à Grenoble, ouvrit son château de Vizille aux premières manifestations contre la couronne.
Maîtres de la Constituante, ses amis imposèrent bientôt un ingénieux système de suffrage restreint, dont le fonctionnement réduisait en pratique la capacité électorale aux seuls propriétaires. Dans la logique de ce chois, la vente des domaines ecclésiastiques, décrétés biens nationaux, amorça un immense transfert de richesses leur avantage. Deux ans plus tard, les survivants de la Terreur se retrouvèrent comme par miracle à la tête de vastes patrimoines dans un pays ruiné. Beau de Loménie situe à cette époque la formation du phénomène proprement dynastique. Jacobins enrichis, survivants de 1789 devenus prospères, trafiquants engraissés par des spéculations douteuses sur les fournitures de guerre, commencent à s’unir aux banquiers d’origine suisse ou protestante, les Delessert, les Perrégaux, les Mallet, par des liens d’intérêt puis de famille.
Sans convictions doctrinales, totalement cynique, ce personnel disparate redoute à la fois l’extrémisme communisant d’un Babeuf et une éventuelle restauration monarchique. Par-delà leurs oppositions, l’un et l’autre menacent également les privilèges accumulés par la rapine. Incertains, corrompu par leurs combinaisons immorales, le Directoire les inquiète par sa faiblesse. À travers le coup du 18 Brumaire, préparé, financé par leurs soins, ils soutiennent en Bonaparte le sauveur capable de mieux les défendre. Le Consulat et l’Empire auréoleront la France d’une gloire immortelle. Mais, sous la splendeur militaire, ils affermissent aussi d’inavouables fortunes.
En 1807, l’établissement d’une nouvelle noblesse les dote de revenus somptueux pris sur les indemnités de guerre. Pourvus de titres, de terres, ils s’approprient discrètement la possession des mines, monopole d’État sous la royauté. La chute de Napoléon ne décourage pas leurs appétits. Rendus incapables de croire en une seule valeur étrangère à l’argent par vingt-cinq ans de palinodies fructueuses, ils se rallient aux Bourbons en échange du maintien de leurs avantages. La défaite leur offre d’ailleurs une nouvelle occasion d’en élargir les contours. Les frais d’évacuation redevables aux vainqueurs exigent des capitaux considérables. Successeur de Perrégaux, Laffitte en négocie l’emprunt aux conditions les plus avantageuses pour les gros souscripteurs. À commencer par celle des Rothschild, des puissances fastueuses naissent à cette occasion. Elles lancent les premières compagnies d’assurances dont quelques-unes existent encore de nous jours.
Comme le souligne l’auteur au long de son travail avec une inlassable pertinence, cet enrichissement rapide ne dut rien « à l’épargne ni au risque industriel librement couru », mais « à la politique, à l’influence acquise… sur le plan gouvernemental ».
Nullement « producteurs de richesses », les parvenus s’appliquèrent de génération en génération à investir, à envahir l’État, directement ou par des hommes de paille, à orienter ses choix dans le sens de leurs calculs, quoi qu’il en coûtât en misère au peuple, en instabilité aux institutions. Claude Périer ne se glisse pas seulement à la direction de la Banque de France dans les fourgons du 18 Brumaire. Son fils Casimir devient président du conseil des ministres de Louis-Philippe, en 1831, et réprime sauvagement la révolte des canuts à Lyon à Lyon ; son petit-fils s’élève à la présidence de la IIIe République… Dès 1832, les Périers achètent les mines d’Anzin, dans le Nord, Les Schneider, eux, s’installent au Creusot.
Sous la monarchie de Juillet, l’invention du chemin de fer offre aux grandes familles bourgeoises un butin exceptionnel. Leurs mandataires à la Chambre en attribuent l’exploitation à quelques compagnies privées, dans Lamartine recommandait en vain de la confier à l’État. Les vainqueurs obtiennent, bien entendu, des subventions gouvernementales à l’appui de leurs propres investissements ! Avec d’immenses travaux d’urbanisme, un vif essor industriel, le Second Empire ouvre aux spéculateurs les horizons sans fin de l’économie moderne. Par une étrange bénédiction, la défaite comme la prospérité nationales accroissent successivement leurs ressources. En 1871, les 5 milliards de francs versés aux Prussiens se négocient encore aux meilleures conditions pour les banques.
Le réaménagement des concessions ferroviaires en 1883, le Panama, l’emprunt russe, rendent tour à tour le pactole inépuisable.
Certaines familles s’éteignent, changent de nom en cours de route par de fructueux mariages dans l’ancienne noblesse. Leurs membres n’en dominent pas moins les conseils d’administration, avec une continuité ahurissante. En 1914, l’Union sacrée n’adoucit pas leur comportement. Tandis qu’un peuple héroïque part, la fleur au fusil, arracher l’Alsace-Lorraine au Kaiser, d’alertes capitaines liés à la grande industrie remplissent comme par hasard les bureaux d’approvisionnement où se négocient de confortables commandes militaires.
* Les Responsabilités des dynasties bourgeoises, 5 volumes.
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